Labourages et pâturages

  Au temps de la Normandie ducale, ce furent les moines défricheurs qui donnèrent à l'agriculture un premier essor. A la fin du XVie siècle subsistaient de vastes espaces de forêts et de marécages, et sous le règne de Louis XIV des diocèses, plus tard réputés riches, étaient considérés comme plutôt pauvres. La prospérité leur est venue par l'effort de plusieurs générations qui dressèrent des talus pour abriter des grands vents les parcelles cultivées, et qui les plantèrent pour créer une véritable forêt linéaire. Celle-ci fournissait aux cheminées leur unique combustible, et des matériaux au charpentier. Au pied de la haie, un fossé contribuait, de même que les racines des arbres, à la régulation en surface et en profondeur de l'écoulement des eaux, qui maintenait de la fraîcheur enpériode de sécheresse. L'émondage ménageait aux chênes leurs hauts cimiers, et les grands ormes, dont la présence était regardée comme un signe de fertilité du sol, se dressaient nombreux sur la campagne du Cotentin et du Bessin.

  Quand au cours du XIXe siècle, progressivement, les herbages ont remplacé les labours, le maillage des pièces n’a guère été modifié, et leur entretien fut toujours assuré avec soin. Les plus âgés d'entre nous ont connu des cultivateurs qui y mettaient un point d'honneur. Il était de tradition, après un bon déjeuner, d'inviter ses hôtes à visiter les champs, et c'était une fierté que de s'entendre dire d'un petit domaine : " Un vrai parc ! " Dans la Hague de Jean-François Millet comme ailleurs, le " geste auguste du semeur ", glorifié par un tableau célèbre et par les strophes non moins fameuses de Victor Hugo, s'accomplissait partout. Lors de son dernier séjour au pays, en 1871, l'artiste, dont l'œuvre évoque le labeur des paysans avant la mécanisation agricole, fut plutôt à même de silhouetter les laitières normandes. Aux environs de Cherbourg, il s'émerveilla devant les prairies, s'écriant : " Les belles verdures veloutées ! Quel dommage que les vaches ne sachent pas peindre ! " Au temps de sa jeunesse, une famille nombreuse vivait, sur 5 hectares, de la culture du blé, de l'orge et du sarrasin, qui tenait, sous forme de bouillie et de galettes, une grande place dans l'alimentation des moins fortunés.

  Aujourd'hui, le goût des mets du terroir fait grand cas de ces galettes de fine fleur de blé noir enduites d'un beurre tendre et fondant. L'expression " manger son pain blanc " avait sa signification.Pendant des décennies, la baratte à turet (batte à beurre) a donné un produit dont la saveur indiquait l'endroit où les vaches avaient été mises à paître. Les prairies basses étaient préférées aux terrains accidentés, ce que confirme, depuis longtemps déjà, et encore de nos jours, la renommée des beurres d'Isigny, rivaux de ceux des Charentes. La concentration des industries laitières ailleurs a effacé la notion de " crus " par l'extension du rayon de collecte et la production en quantités importantes imposée, dans la seconde moitié du XIXe siècle, par les impératifs du marché.

  Dans le langage populaire, il n'est plus question, pour qui peine à assurer l'ordinaire, de " gagner son pain " mais de " gagner son bifteck ". Voilà qui reflète l'évolution constatée depuis un siècle et demi, selon le vœu d'un fondateur de l'Association normande, le général du Moncel. L'épopée napoléonienne terminée, celui-ci servit un idéal humanitaire, ce que rappelle une inscription sur son tombeau : " j'ai constamment travaillé au progrès de l'agriculture afin d'améliorer le sort des classes ouvrières et pauvres ". Cette évolution consacrant la primauté de l'élevage n'a pas été étrangère au dépeuplement des villages, aggravé par la concurrence mortelle que les manufactures faisaient subir à l'artisanat rural.

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